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Pierre Millotte : l’homme qui dort

Jean-Marc Huitorel, critique d’art et enseignant
Extrait de Les règles du jeu, édition de Frac Basse-Normandie, 1999

Si elle apparaît à ce jour comme sa part la plus visible -parce que la plus fréquemment éprouvée-, la peinture n’est que l’une des occurrences du travail entrepris par Pierre Millotte en 1989, date de ses premiers Portraits urbains.

Dès 1983, son goût des inventaires prend la forme d’une carte d’Europe où sont matérialisés par des points les lieux où il a fait l’amour. À la même époque, il projette de réaliser des cartes (de France ou d’Europe) où seraient systématiquement pointés les endroits où il s’est rendu ainsi que les trajets correspondants, manière de voir jusqu’où l’espace se remplit, de vérifier la densité du noir ainsi produit.
À partir de 1984, il photographie de manière exhaustive les maisons où il à dormi jusqu’à, par un minutieux travail d’enquête, la maternité qui l’a vu naître. Cet inventaire complet des lieux de son sommeil n’existe à ce jour que sous la forme de petits tirages sans qualités particulières, soigneusement classés et conservés dans des enveloppes.

Les Portraits urbains sont des tableaux. Ils se présentent sous la forme de peintures abstraites où, sur un fond blanc, se voit un réseau de traits colorés, courbes ou rectilignes, d’épaisseur légèrement variable et qui, éventuellement, se croisent. Ce maillage de couleurs saturées est parfois dense, parfois lache. À s’approcher du fond blanc, on remarque que sur la première surface est apposée une seconde, blanche également, qui figure des tracés que bien vite on identifie soit comme des fleuves, soit comme des littoraux marins ou lacustres. Ainsi ce sont des fonds de plans. C’est sur ce recours à la cartographie urbaine que se fonde la méthode de Millotte. Toujours le cadre, dans tous les sens du terme, préexiste à l’intervention humaine. Il peut s’agir du plan entier de la ville ou d’une focalisation sur une partie, généralement l’hyper-centre. Les choix, dans cette première instance du processus, outre ceux relatifs à l’échelle, concernent également la forme même de la ville, l’impact visuel qu’elle peut provoquer. Dans ce sens, on comprend, quand bien même cela s’inscrit dans une vaste tradition, l’intérêt que présente aux yeux de l’artiste le plan des villes américaines et en particulier celui de Manhattan dont la géométrie de l’abstraction s’oppose, comme en un clin d’œil, aux courbes plus lyriques des cités du vieux continent. L’apposition des couleurs répond, quant à elle, à des considérations purement biographiques donc extra-picturales. Il peut s’agir d’un ‘autoportrait” mais la plupart du temps les personnes concernées sont des tiers, intimes ou non, à qui Millotte demande un compte précis et exhaustif des endroits où elles ont dormi, ne serait-ce qu’une nuit. Cela peut concerner un laps de temps limité, par exemple une année, ou bien une vie toute entière. Que la personne ait passé une nuit (1) ou une décennie dans telle rue ne change rien à l’affaire : celle-ci se verra matérialisée sur tout son tracé par une couleur choisie par l’artiste (c’est sa concession la plus évidente au ‘goût” et aux décisions qui en découlent). À partir de ce protocole de départ, toutes les variations sont possibles, celles concernant le temps comme celles ayant trait à l’espace. La taille et la densité des tableaux varient, l’une selon les choix formels de l’artiste, l’autre au gré des caprices de l’existence. D’une certaine manière, on assiste, comme chez Lemée, à une délégation du trait, non dans ce cas pour ce qui concerne l’exécution (bien que rien, en soi, ne s’y opposerait) mais bien pour le trait lui-même. Double abandon : celui du tracé de la rue aux urbanistes, celui de la sélection du trait aux ‘dormeurs”. On notera par ailleurs comment ce recours à une mécanique extérieure, cette dépossession volontaire des prérogatives traditionnelles de l’artiste correspondent parfaitement au paramètre retenu, celui du sommeil, dont on sait la fortune depuis les surréalistes voire depuis Goya à ceci près que dans le cas de Millotte le sommeil de la raison ne semble pas engendrer de monstres mais tout bonnement les lignes colorées des tableaux. À la structure topographique, l’artiste a récemment ajouté une approche chronologique de ses nuits. Sur une toile quadrillée et sur la base d’un carreau par vingt-quatre heures, chaque unité journalière prend la couleur associée au lieu qui correspond à la date retenue. Les choix sont multiples et produisent des peintures d’apparence géométrique.

Parallèlement, Pierre Millotte écrit des textes narratifs, sortes de scénarios d’origine non fictionnelle en ce sens que les informations qu’ils contiennent correspondent rigoureusement aux expériences vécues dont procèdent les peintures. Par exemple, à partir des séjours qu’un certain Claude C. a effectués à New York, Millotte a écrit le récit chronologique des différents lieux où le personnage a dormi ainsi que les circonstances particulières de ces expériences. Cela donne un petit ouvrage intitulé New York, Claude C. (2). Les textes, associés aux photographies des immeubles leur correspondant, ont par ailleurs été encadrés et présentés en série, sous une forme qui n’est pas sans évoquer On Kawara et qui appartient également à l’ensemble des Portraits urbains. Cette référence à On Kawara confirme, si besoin était, à quel point nombre d’attitudes des années 90 sont redevables aux pionniers de l’art conceptuel. Elle témoigne également d’une position actuelle, assez libre, affranchie des angoisses associées au devenir de la peinture qui marqua le tournant des années soixante et soixante-dix. Vertu des temps, lourdeurs post-modernes enfin digérées, on peut à nouveau et sans complexe peindre des tableaux, leur trouver un sujet, jouer des codes et des leurres. Toute imprégnée de conceptualisme et de narrative art (Didier Bay et Sophie Calle, entre autres), l’oeuvre de Millotte annonce aussi sans détour ce qu’elle doit à Georges Perec, celui des inventaires et d’Espèces d’espaces (L’homme qui dort, titre de l’un des livres de Perec, est utilisé davantage ici comme clin d’œil qu’en tant que rapprochement sémantique). Mais, au delà du recours à des méthodes voisines, ce qui, par dessus tout, rapproche le jeune artiste de l’écrivain, c’est ce rapport intime qu’il établit entre un système de règles préétablies et l’affirmation d’une possible représentation des destins individuels et collectifs. L’objectivation à laquelle conduit forcément la contrainte n’a en fait pour fonction que de baliser le terrain propice à la publication d’une vie, à l’exemplarité possible de toute vie personnelle. Le propre du travail de Pierre Millotte consiste à ce que cela débouche sur des tableaux qui sont aussi des peintures.
Le sujet ‘je”, discipliné par le protocole vu comme une métrique, on le retrouve chez la plupart des artistes dont il est question ici. Chez certains, il survit à divers degrés, chez d’autres il a laissé la place à la seule logique du processus. Dans tous les cas, il ouvre sur la surprise du tableau et sur son évidence.


1. La nuit entendue ici comme séparation entre deux phases d’activité, peut très bien se trouver décalée sur les heures du jour si, par exemple, la personne travaille de nuit.
2. Collection propos d’artistes. Édition Jeune Peinture, 1997

Pierre Millotte, couleurs des lieux-temps

Jean-Claude Le Gouic, artiste et universitaire
Texte paru sur le site lacritique.org pour l’exposition « Construire avec la couleur », Galerie du Génie, Paris, 2015

Pierre Millotte, l’Art Concret au risque de la biographie

Fernand Fournier, professeur de philosophie et critique d’art
Texte de l’exposition « Peinture et collages », Galerie Olivier Harlingue, Buc (78), 2012

Une couleur, un lieu, une date

Xavier Glikson,
Texte de l’exposition de l’Atelier du soleil, Fraïsse-des-Corbières, 2009

Pierre Millotte : l’homme qui dort

Jean-Marc Huitorel, critique d’art et enseignant
Extrait de Les règles du jeu, édition de Frac Basse-Normandie, 1999