Pierre Millotte, couleurs des lieux-temps
Jean-Claude Le Gouic, artiste et universitaire
Texte paru sur le site lacritique.org pour l’exposition « Construire avec la couleur », Galerie du Génie, Paris, 2015
Par leurs aspects généraux les peintures de Pierre Millotte s’apparentent à celles que l’on classe du côté de l’abstraction, spécifiée comme art concret, art construit et art non objectif. Pourtant ces œuvres géométriques sont aussi narratives, elles nous livrent les traces du cheminement géographique et temporel d’une personne. Pour lire le déroulé du récit sous-jacent à ces figures colorées, il faut au moins savoir le principe qui préside à leur élaboration ou mieux encore en connaître les codes couleur.
Il y a chez Pierre Millotte un goût de l’inventaire non pas d’objets mais de certains faits et gestes des humains ; depuis longtemps il élabore ses créations en se questionnant lui-même ou en interrogeant des proches. Le questionnement de base porte sur les endroits où chacun a dormi une ou plusieurs nuits ou bien sur les déplacements géographiques. Les agendas des uns et des autres vont servir de base à la réalisation des plans de ville ou de graphiques colorés indiquant les lieux de sommeil, répartis par semaines, mois ou années. Les informations sont livrées sous forme chronologique (Calendriers et Parcours de vie) ou sous forme de plans de ville (Topographiques). Ces dernières réalisations, faites à l’acrylique sur verre, étaient étonnantes – oui j’emploie un passé car la série est, pour le moment, arrêtée – elles délivraient une double information : d’une part sur les pérégrinations d’une personne dans une localité, Strasbourg, Paris, Belfort ou New York, et d’autre part, accessoirement, sur les choix urbanistiques inhérents à l’organisation des cités. Très nettement la formation orthogonale de New York s’opposait à la structuration autour d’un centre historique des capitales régionales françaises (Rennes, Strasbourg, etc.).
Revenons aux créations récentes qui sont exposées à la Galerie du Génie, Paris. Sans doute parce qu’il a plus l’âme d’un plasticien que d’un statisticien, les résultats de ces comptes-rendus de présences deviennent une fois mis en peinture sur toiles des œuvres singulières d’une harmonieuse diversité. Nous aurons l’occasion d’y revenir.
Le protocole
L’œuvre donne à voir les présences passées dans un lieu, une rue, une ville, etc. de l’auteur ou de celui qui a fourni son agenda. La perception du temps dépend de l’instrument pour le mesurer. Ici pas de sablier ou de clepsydre, Pierre Millotte choisit un instrument plastique pour coder l’espace temps : un petit carré de couleur précise à la fois le lieu et le temps. Chaque nuit marque un arrêt, une présence ; on a dormi ici ou là et cela se voit par la variation du carré-repère qui passe du bleu au rouge. La forme plastique de la grille démontre ici sa capacité à traduire la linéarité des jours, à produire un calendrier coloré du temps qui passe. Des petits espaces régulièrement accumulés par lignes mensuelles s’empilent pour mémoriser les déplacements sur trois années. L’artiste peut juxtaposer plusieurs entités peintes verticalement ou horizontalement pour donner à voir de plus longues durées.
Bien que concernant le vécu d’un individu, l’indication est dépourvue de subjectivisation. Le petit carré ne dit rien de la durée du sommeil ou des émotions de la nuit du sujet ; pourtant le regard attentif à l’ensemble du tableau renseigne sur son rythme de déplacements. Sur une toile particulière, une portion de peinture bicolore dit bien la régularité de la vie d’étudiant de Claude C. en 1981, la semaine à Besançon et le week-end et les vacances dans le village de ses parents. Dans la partie basse de la toile figurant les deux années suivantes les couleurs se diversifient : elles correspondent à une plus grande variété de lieux de vie. On ne change pas pour changer. C’est la vie qui fait le changement de lieux pour dormir. La peinture donne du sens par une représentation explicite d’un temps épisodique. L’originalité de la démarche de Pierre Millotte a été de choisir un protocole plastique pour rendre compte visuellement d’habitus personnels. Prises individuellement ces toiles sont très plaisantes à regarder et réunies en suite elles constituent des mondes. Le projet global de Pierre Millotte vient conforter les formulations de Nelson Goodman dans Manières de faire des mondes. Le philosophe américain trouvait des arguments pour justifier l’opinion répandue qui veut que les approches des concepts élaborées par les artistes soient plus complètes et plus variées que celles des scientifiques. Par ses choix, notre artiste parvient à suggérer dans ces schémas statistiques tout à la fois des implications sociologiques subtiles et de réelles valeurs esthétiques. Les mondes donnés à voir permettent certaines compréhensions sur le rythme de sommeil d’un être solitaire ; l’affaire s’avère encore plus intéressante à examiner lorsque Pierre M. adjoint à son tableau celui de son ami Denis B. Cette mise en parallèle de temps et de lieux amalgamés révèle la capacité de l’espace pictural à transcrire des mondes simultanés.
La plasticité
Les couleurs sont choisies délibérément par l’artiste à la fois pour un équilibre harmonieux et pour leur orientation symbolique : dans les tableaux de déplacements géographiques, le bleu est préféré lorsque la ville est située près de la mer, le gris pour les séjours dans le nord et une couleur chaude comme le jaune pour des résidences dans le sud. Le nombre de couleurs que l’on peut nommer étant limité, de judicieuses nuances ont fait leur apparition. Pierre Millotte est un coloriste habile : il sait aussi bien créer des contrastes de valeurs et de teintes que rendre harmonieuses les oppositions de couleurs comme un jaune et un bleu qui s’accordent parce qu’ils ont presque la même luminosité. Sa gamme de valeurs allant du blanc au noir participe de la subtile spatialisation des peintures. Dépourvues d’effets de profondeur perspective, ces œuvres ne sont pas plates ; selon les principes de la Gestalt théorie les figures les plus petites se détachent sur les fonds plus étendus assurant de judicieuses animations. Toutes ces peintures sont réalisées à la main et surface par surface, sans superpositions. Face au résultat final, la force des œuvres provient tout autant de l’aspect visuel que de la charge narrative.
Histoires de lieux et de temps
Ces tracés en couleurs sont des mémoires du temps qui passe, un temps linéaire et cyclique, un temps fluide qui s’écoule marqué par des présences et des passages. Ce qui est perçu, c’est le mouvement. Ce qui est donné à voir ce sont les déplacements dans l’espace et pas le temps lui-même. Cette représentation épisodique est concrète même si elle renvoie à des temps vécus, ceux que l’agenda et la mémoire ont gardés sous la forme de souvenirs. Le passage à une formalisation sous l’aspect de tableaux marque une prise de distance qui sied bien à cette abstraction, par rapport aux présences dans l’espace et le temps. Dans les Parcours de vie, le code couleur géographique des Calendriers est gardé, mais l’échelle de temps prend une autre dimension. Dans ces tableaux il ne s’agit plus de proposer la vision d’un an, mais présenter longitudinalement le parcours d’une vie entière. La forme et taille du tableau dépend de l’âge de la personne. La partie gauche du châssis découpée permet d’affirmer le mois de naissance. Les tranches suivantes précisent les déménagements et les mouvements de la vie. Le blanc indique toujours une sortie du territoire français. Chaque toile correspond à un espace-temps limité, avec un début et une fin. Mais elle peut être suivie d’une autre et le continuum des petits carrés, pour l’instant, semble à finir. Comme pour le projet de Roman Opalka, seule la mort parvient à inscrire la fin de l’œuvre. Pierre Millotte a en projet de dresser ainsi des biographies visuelles de d’écrivains du passé comme George Sand ou Honoré de Balzac.
Ces créations picturales sont à la base des indications de lieux de vie mais travaillent aussi multiplement les relations au temps. Au temps long du sujet dont on figure les déplacements vient s’adjoindre le temps plus court de la réalisation de la peinture, le temps plasticien, dont la technicité impeccable demande de prendre son temps, et tout cela est destiné à permettre qu’advienne ensuite le temps esthétique du spectateur. Prenant du recul le regardeur oublie le temps linéaire pour s’évader dans une spatialité esthétique où les profondeurs fictives jouent sur les contrastes simultanés : le temps du récit passe et la continuité du plaisir exploratoire reste. Double présence alors : celle du tableau avec sa charge mémorielle et celle du regardeur qui se laisse emporter avec sa subjectivité dans ici et maintenant.
Pierre Millotte, dont les matériaux de travail sont les souvenirs des lieux-temps, cherche, comme de nombreux artistes, à conférer à ses créations une dimension intemporelle : ce « présent continué » est beau et le restera. Si chacune des peintures parle d’un temps passé, elle est faite pour le regard au présent. L’esthète ou le collectionneur cherche à atteindre un hors-temps : l’appréciation esthétique oublie le protocole pour se délecter de l’inattendu découpage des formes, des subtiles accords de couleurs et des plus ou moins grands effets spatiaux.