Pierre Millotte, l’Art Concret au risque de la biographie
Fernand Fournier, professeur de philosophie et critique d’art
Texte de l’exposition « Peinture et collages », Galerie Olivier Harlingue, Buc (78), 2012
Au premier regard, les œuvres de Pierre Millotte semblent s’inscrire sagement par leur facture dans le mouvement de cet art que l’on dit «concret ». Tout, du moins, le laisserait penser : l’usage du paradigme de la grille associé à une géométrie orthogonale, une matière picturale posée avec économie en aplat et le choix des couleurs pures ; pour le dire autrement, s’y afficherait une austérité presque puritaine, nourrie par un refus de la figuration, de la sensualité, du drame et du symbole, le tableau n’ayant, s’il en était ainsi, d’autre signification que celle d’exister en tant qu’objet.
Mais à écouter l’artiste parler avec émotion de ses œuvres, on se surprend à en douter, car on découvre, non sans étonnement, qu’elles sont pour lui portées par une forme singulière de narration, en rupture avec les principes fondateurs de l’art «concret». Ici, en effet, chaque tableau proposé raconte une histoire, celle d’un de nos contemporains, dont l’identité pourrait être d’ailleurs dévoilée, et qui, en éternel voyageur, cherche en s’endormant chaque soir sous des cieux toujours nouveaux, à rejoindre ses rêves.
Cette démarche trouve son origine dans une pratique du nomadisme qui fut d’abord propre à l’artiste. Il s’agissait pour lui, en ce temps-là, de fixer sur un support les traces laissées, à travers les quartiers de Paris, par sa quête infinie et aventureuse d’un lieu et d’une âme pour échapper, quand la nuit avec ses démons s’empare de la métropole, à l’angoisse de s’enfoncer en solitaire dans les premiers brouillards du sommeil. Transposée dans le domaine de l’art, la déambulation prit alors la forme d’un graphisme sur bristol où resta lisible, comme en transparence, la configuration générale de la ville. Gîtes aux lendemains incertains, obtenus au hasard de rencontres et sans promesse de bonheur, ou refuges accueillants et presque maternels, tous furent sur la carte indiqués, non par une simple marque, ce qui aurait été trop discret, mais par un trait coloré de longueur variable figurant la rue concernée.
Créations d’une bohème effleurée par une ombre de mélancolie, ces œuvres invitaient le regard à l’errance. La ville y perdait son évidence familière et basculait dans le monde imaginaire de l’étrange. Elle devenait une sorte de labyrinthe aux détours inextricables, et dans lequel l’œil pouvait s’inventer des parcours non seulement physiques, mais aussi et surtout psychiques ; car, glissant d’une rue à l’autre et d’une couleur à l’autre par simple goût de la dérive, il faisait surgir, pour parler comme Guy Debord, des «unités d’ambiance», des «paysages affectifs» inattendus et inquiétants qui, pour peu que l’on se prit au jeu, finirent par construire une véritable psychogéographie nocturne de la ville, quelque chose comme sa poétique secrète.
La porte s’ouvrait donc sur le rêve ; mais la passion de Pierre Millotte pour l’archivage et la chronologie, qui est celle au fond du mémorialiste, n’y a pas trouvé entière satisfaction. Peut-être parce que ces œuvres incitaient celui qui les contemplait longuement à transgresser joyeusement les cadres trop rigides de l’espace/temps, et que, menée à son terme, une telle esthétique risquait d’engager son auteur dans les sentiers d’une peinture informelle où il se serait éloigné finalement de lui-même.
Dans ce conflit, l’a emporté le besoin de conserver le passé, sans que soit brouillée la temporalité des évènements. Une telle prise de position s’est traduite par la conception d’un tableau dans lequel, exploitant la métaphore du processus géologique de sédimentation, l’artiste parvint à inscrire la succession des différents lieux habités la nuit sur des plaques de verre qu’il superposa et dont le nombre pouvait augmenter à mesure que le temps s’écoulait. Mais l’idée, un moment caressée, de graver dans la même œuvre une vie entière de déambulations nocturnes se révéla très vite «utopique» à tous les sens du mot, puisque l’accumulation des strates conduisait à rendre parfaitement illisible ce qui justement aurait dû l’être. L’œuvre se serait niée elle-même dans son projet. Devenue objet insolite, on aurait pu alors au mieux y voir une image symbolique de l’éternité. Un voyage à New-York permit, semble-t-il, de surmonter cette difficulté. En découvrant l’urbanisme en damier de Manhattan, l’artiste eut l’intuition des potentialités contenues dans le schème esthétique de la «grille», et il entrevit tout ce que l’archivage gagnerait à l’exploitation de celui-ci. L’œuvre à faire, dès lors, empruntera au diagramme la matrice de sa forme.
Millotte en est ainsi venu à couler le flux de son propre vécu dans le moule contraignant d’une géométrie orthogonale, et de le donner à voir dans des tableaux qui semblent respecter à la lettre les principes de «l’art concret». Ici, l’œil averti ne doit pas être contemplatif ; de même que pour la lecture d’un texte, il doit épouser le temps qui fuit, et balayer la surface de l’œuvre de gauche à droite et de haut en bas. Ce n’est qu’après cette inspection qu’une vision globale du tableau interviendra, pour appuyer un jugement sur la cohérence du parcours accompli. On dira peut-être, que le flux de ce vécu dévoilé ne se réduit qu’à des rapports immuables de quantités, puisque sa scansion relève d’un ordre chronologique, ou si l’on veut, d’un calendrier qui, par définition, ne peut nous faire connaître que la succession des évènements matériels, et jamais le monde mouvant des émotions du sujet. Dépourvue de ce qui fait sa chair, l’histoire de ce dernier se ramènerait à une vaine poursuite de fantômes. Ce serait oublier que dans l’espace délimité par chaque carré de la grille, se croisent une unité de durée et un lieu, et que celui-là est identifié par une couleur. Il y a bien certes scansion, mais elle est toujours modulée par la dynamique interne d’un chromatisme qui parvient à restituer lentement, bien que ce soit sur un mode symbolique, les mouvements secrets de l’âme, tout comme une musique déployant la soie de ses harmonies, ses répétitions, ses ruptures de tons ou ses silences habités de mystères finit par réveiller les souvenirs confus d’intimités disparues. Si la seule chronologie n’est mesure de rien, la couleur elle, par sa puissance, aide à reconstruire ou à imaginer une histoire. La narration, jamais abandonnée par Millotte, peut ainsi redevenir lisible.
Dans la dernière période, la pratique de l’archivage ne concerne plus seulement l’autobiographie. Les amis ont été sollicités, et invités à noter sur des calendriers préparés par l’artiste, leurs déplacements, surtout hors des frontières de leurs régions d’attache. L’idée de demander les «lieux de sommeil» a été abandonnée, peut-être pour éviter le soupçon d’inquisition. Un code des couleurs pour les différentes régions a été institué, entièrement dicté par la subjectivité de l’artiste, et analogue à celui que Rimbaud inventa pour le sonnet des «voyelles». Millotte tient beaucoup au respect de ce code, du moins tant que la composition qui en découle le satisfait et n’entre pas en conflit avec la grammaire objective des couleurs, car dans ce cas le travail sur l’œuvre n’est pas poussé plus avant.. Ainsi préservée, la subjectivité de l’artiste tend à s’imprégner du vécu de l’ami dont le calendrier des aventures a été retenu. C’est, au fond, vivre par autrui, comme par procuration, «par épousaille» dirait Gide, avec celui qui va apporter la matière de l’œuvre à venir. Il arrive, assez fréquemment, que le tableau achevé s’accompagne d’une discrète légende, et parfois même d’une photo, références à la personne qui fut à son origine. Aussi, pourra-t-il, une fois abandonné à son destin singulier, compter sur l’empathie de son spectateur éventuel, lequel, laissant errer son regard sur la géométrie des décrochements et des discontinuités que magnifie le jeu des couleurs, engagera son imagination sur des chemins et dans des histoires esquissés par l’artiste. La narration est un peu ici comme un beau vaisseau qui prend le large pour découvrir des terres nouvelles et Millotte, avec ce traitement très particulier de l’archive, donne ainsi à l’art concret une nouvelle dimension.